Abonné
Tête de grue et fémur
Symétrie, courbes, ovoïdes... la diversité des formes de la nature n'est pas qu'une question de biologie ! c'est ce qu'a démontré en 1917 le zoologue écossais D'Arcy Thompson, par son célèbre ouvrage Forme et croissance.

Pourquoi les coquilles de mollusques dessinent-elles de si belles spirales logarithmiques ? En ce printemps 1917, D’Arcy Thompson, professeur de zoologie à l’University College de Dundee, en Ecosse, apporte enfin une réponse aux questions qui le hantent. Elle prend la forme d’un livre qu’il vient de publier, Forme et croissance (On Growth and Form). Ecrit comme une longue dissertation, truffé de citations latines et grecques, de références philosophiques et théologiques, l’ouvrage est inclassable. S’agit-il de biologie ? De mathématiques ?

Cela fait tant d’années que d’Arcy Thompson, 57 ans, mijote sa théorie… Ou plutôt qu’il ne croit plus à une autre grande idée : que la sélection darwinienne, ce mélange de mutations aléatoires et de survie des plus aptes, soit la seule force qui oriente l’évolution des formes des espèces.

En observant la symétrie d’une méduse ou les travées d’un os, D’Arcy Thompson s’est convaincu que d’autres principes impérieux sont à l’œuvre. Ceux des mathématiques, dans lesquelles s’expriment les contraintes physiques auxquelles tout animal est soumis.

Un exemple ? Le réseau veiné, si complexe, d’une aile de libellule perd de son mystère – mais pas de sa beauté – si l’on réalise que les tensions physiques exercées sur les parois des cellules leur imposent de former entre elles des angles de 120°, constituant de proche en proche un délicat réseau hexagonal.

La géométrie du vivant expliquée

Cette alliance entre mathématiques, physique et biologie est inédite. Après des premiers travaux sur les foraminifères, des unicellulaires formant des coquilles en spirale, Thompson souhaite bâtir une géométrie du vivant. Malgré les réticences qu’il rencontre, il publie néanmoins, en 1908, un premier article dans la revue Nature : « La forme des œufs et les causes qui les déterminent », dans lequel il s’interroge sur les forces mécaniques qui façonnent ces ovoïdes. Quelques années plus tard, il résume ainsi sa pensée : « la forme d’un objet est un ‘diagramme de forces’, au sens où nous pouvons en juger ou en déduire les forces qui agissent ou ont agi sur lui ». Ainsi en est-il du squelette des vertébrés.

Dessinez sur un film fin une espèce comme le diodon commun ou hérisson de mer, et étirez le film de plus en plus à mesure que vous vous approchez de la queue, de façon à opérer un changement de coordonnées hyperbolique. Vous obtenez Orthagoriscus mola, ou poisson-lune. La théorie des transformations apparaît clairement : les deux espèces, a priori sans rapport, sont liées par une transformation géométrique, résultat de contraintes physiques exercées différemment durant leur développement.

La forme est une question de maths ; la croissance, de physique

Son ouvrage Forme et croissance, paru en 1917, démontre que pour les cellules, tissus, coquilles ou squelettes, composés de particules matérielles soumises aux lois physiques, « les problèmes de forme sont en premier lieu des problèmes mathématiques ; les problèmes de croissance, essentiellement des problèmes physiques ». De la formation des bulles de savon à celle des cellules, il y a une continuité profonde, un même jeu de contraintes à résoudre.

La réponse biologique aux contraintes physiques et mécaniques est aujourd’hui un sujet brûlant de recherche. Mais Darwin et Thompson se sont réconciliés. D’abord avec la découverte des gènes architectes (1994), qui dictent le plan de construction d’un organisme en poussant les cellules à croître, à se différencier ou à disparaître. Puis des gènes géomètres (2011), dont les variations d’expression transforment la silhouette.

Un lien se crée entre les transformations géométriques dessinées par D’Arcy et les mécanismes génétiques darwiniens sous-jacents. Ecrit il y a cent ans dans la solitude des terres écossaises, Forme et croissance impose plus que jamais son insolente modernité.

D’après Science & Vie n°1199 (août 2017), p.132 – Feuilleter ce numéroLire en intégralité (abonnés numériques) – Lire dans Les grandes archives (abonnés)

Lire également dans Les grandes archives de Science & Vie :

 L’avènement des gènes architectes — S&V n°924 (1994). Ils figurent à la une des grandes revues scientifiques internationales. « Chargés de découper l’homme aux mesures que lui a conférées la nature (…), ces « gènes bâtisseurs » jouent à peu près la même partition » au sein d’autres espèces très différentes comme la salamandre ou la truite. 

• D’Arcy et Darwin enfin réconciliés — S&V n°1121 (2011). « Pour la première fois, grâce à l’étude des becs de pinsons des Galápagos réalisée par Arkhat Abzhanov, l’arbre de Darwin et les quadrillages de D’Arcy Thompson se conjuguent pour expliquer la diversité de la forme des espèces. » Il « vient de mettre en exergue les gènes qui (…) déforment le plan de construction », appelés gènes géomètres. 

• Les forces font les formes — S&V n°1150 (2013). « Après un siècle à se regarder en chiens de faïence, les sciences de la vie et la physique se réconcilient. » Frottements, compression, tension… En étudiant les effets de ces forces sur les cellules, « les physiciens apportent de nouvelles perspectives sur la manière dont les organismes se déploient dans l’espace et dans le temps », complétant ainsi la biologie moléculaire. 

Partager cet article