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Entre la langue française et les mots d'Internet, c'est compliqué

Rue des Archives/©Rue des Archives/PVDE

Faut-il dire dark net ou Internet clandestin ? Une nouvelle salve de propositions vient d'être publiée pour éviter les anglicismes autour de termes clés du numérique. Elles témoignent du caractère politique qu'a pris Internet.

Entre la langue française et les technologies, la rupture est consommée. Le Journal Officiel vient d'en ajouter la énième preuve en publiant une nouvelle liste du «vocabulaire de l'informatique et de l'internet» retenu par la Commission d'enrichissement de la langue française. Selon cette instance relevant du Premier ministre et chargée de veiller à l'homogénéité des termes sur les documents publiés par l'État, il ne faut plus parler de «dark net» mais privilégier le terme d'«internet clandestin». Le métier de data-scientist devient celui d'«expert des méga données» et le très tendance «chief data officer» passe au plus sobre intitulé de directeur des données. Enfin, et c'est sans doute le choix de traduction le plus surprenant, la commission suggère l'emploi de «toile profonde» pour désigner le «deep Web». Loin de n'être que d'innocentes traductions, les francisations de termes traduisent souvent les tensions qui secouent le numérique.

● Deep Web, dark net et panique morale

Les deux notions sont apparues dans le débat public il y a quelques années et renvoient aujourd'hui indistinctement aux lieux cachés du Web comme aux zones de non droit d'Internet où l'on peut acheter des drogues, des armes ou les services de mercenaires d'Internet. Mais le deep Web, ce sont simplement les pages qui ne sont pas indexées sur les moteurs de recherche, c'est-à-dire qu'on ne trouve pas en tapant un mot sur Google. Cela arrive quand le format de cette page n'est pas lisible par les robots des moteurs de recherche, quand son accès est protégé par un mot de passe... Ainsi, «il n'y a pas un Web de surface et Web des profondeurs, il y a un seul Web, mais certaines pages sont indexées, d'autres pas», rappelait Xavier de la Porte dans une chronique.

Le dark Net est quant à lui un réseau d'échanges d'informations entre machines, qui permet de garantir l'anonymat. Certains profitent de l'absence de traces pour développer des trafics illégaux. Mais beaucoup d'autres s'en servent pour se protéger: les activistes, les journalistes... Le fait que l'État français qualifie ces réseaux anonymisant et décentralisés d'«internet clandestin» traduit ainsi une vision orientée de l'anonymat et l'ambition de stigmatiser des pratiques qui ne sont pourtant pas forcément dangereuses ou illégales. La définition de clandestin est en effet sans équivoque: «Qui existe, fonctionne, se fait de manière secrète, en dehors de ceux qui exercent l'autorité, à l'encontre des lois établies, de la procédure normale et licite». Plusieurs chercheurs, dont Rayna Stamboliyska, se sont ainsi insurgés de ces traductions: «Qu'une organisation internationale dont la promotion de l'éducation, la science et la culture est l'objectif cède à la viralité de la peur est inadmissible» explique l'auteure de La Face cachée d'Internet.

● Courriels, méls et pourriels

Bien avant le dark web, l'un des premiers grands débats terminologiques et politiques liés aux mots d'Internet a porté sur les courriers électroniques. La langue française a d'abord radicalement snobé le mot, et de fait l'existence même de ce que les Anglo-saxons nomment l'e-mail et les Québécois ont très tôt traduit par courriel. À la surprise générale, le choix français a été rendu officiel en 1997, avec l'annonce du mot «mél». Le ministère de l'Intérieur l'emploie encore fièrement. Certains linguistes, comme Robert Chaudenson, continuent de s'horrifier de cette création: «On a peine à croire qu'on puisse voir imposé, comme graphie officielle, approuvée par les plus hautes instances académiques, un mot mél (avec un accent aigu!). Une des règles absolues du français est, en effet, qu'un é (e fermé) est impossible devant la liquide l, finale de syllabe, comme on le constate dans tous les mots où se présente cette séquence. Dans ciel, miel ou fiel, non seulement e est toujours ouvert (è), mais il n'y a jamais d'accent (et surtout pas d'accent aigu).»

Pour beaucoup, ce type de débats semble de peu d'importance. Mais pour les linguistes, il est d'importance vitale, comme l'expliquait Loïc Depecker, président de la Société française de terminologie, au journal Le Monde en 2005. «Les Français refusent de faire preuve d'imagination. Et, à force de n'avoir pas de termes pour nommer les choses, le français disparaîtra des sciences et techniques. C'est ce qui arrive à d'autres langues comme le suédois ou l'italien: cela s'appelle la «perte de domaine»».

● L'ordinateur

Dans les années 1950, les premières machines commercialisées pour le traitement de l'information portaient le doux nom d'Electronic Data Processing System ou EPDS. Consciente que l'acronyme était peu vendeur en France, la société IBM a fait appel en 1955 à un professeur de philologie romaine, Jacques Perret pour lui demander son avis sur des idées de noms, que l'expert déclina avec une pointe d'humour: ««Combinateur» a l'inconvénient du sens péjoratif de «combine». «Combiner» est usuel donc peu capable de devenir technique. (…) «Congesteur», «digesteur» évoquent trop «congestion» et «digestion»» expliquait-il dans une lettre restée célèbre.

C'est en fait le néologisme d'ordinateur, que Jacques Perret a soumis, qui a été retenu: «C'est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l'ordre dans le monde». Cette vision démiurgique de la machine persiste encore: on prête ainsi aux machines , avec l'avènement des «big data» ou mégadonnées, la capacité d'ordonner le monde et de résoudre ses problèmes.

Pour la petite histoire, la France peut s'enorgueillir de posséder son propre terme quand les Allemands se contentent de copier le «computer» anglais et les Espagnols adaptent légèrement («computadora» ). C'est aussi l'un des rares cas où l'on peut attribuer à une personne la paternité d'un nom commun. Initialement déposé à titre de marque, le mot s'est tellement démocratisé qu'IBM a été contraint d'en abandonner le droit exclusif en 1965.

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96 commentaires
  • monsieurlechevalier

    le

    En qualité de linguiste, j’ai trouvé cet article fort intéressant. Et je suis d’accord que ces termes manquent un peu d’imagination et de créativité. J’espère voir l’évolution de ces traductions.

  • itwaves

    le

    Il est vrai qu'il est difficile de franciser le net, d'abord car il y a énormément de ressources en Anglais et puisque cette dernière semble la langue maternelle de l'informatique. Pour le reste, nous avons de très grand ouvrage littéraire plus enrichissant intellectuellement en langue Française (notre poésie est formidable). Il ne faut pas tout confondre je crois. Isn't it ?

  • x y. 3

    le

    "La langue française a d'abord radicalement snobé le mot..." ?!? Les Québecois ne parleraient donc pas français ? Eux qui ont réagit du tac au tac. Quel article limite insultant pour ces grands défenseurs de notre langue contre la gabegie anglo-saxonne. Ne ferions nous pas mieux d'accepter par défaut les choix de francisation de nos amis de la Belle Province, quitte à revenir dessus plus tard si besoin... Cela irait infiniment plus vite que chez nous et éviterait de payer des gens à créer des mél-i mél-o de mots inutilisables ! Et même si c'est un peu tard pour revenir dessus, une traversée en Transbordeur c'est "aussi" un peu plus romantique qu'en Ferryboat ;)

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