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Y a-t-il une culture élitiste dans le jeu vidéo ?

Le lynchage médiatique d’un journaliste économique, peu habile manette en main, met en lumière les valeurs très sélectives d’une partie des joueurs.

Publié le 05 septembre 2017 à 16h20, modifié le 05 septembre 2017 à 18h43 Temps de Lecture 26 min.

Prévu pour le 29 septembre, « Cuphead », jeu de plates-formes à la difficulté punitive, a valu des tombereaux de moqueries à un journaliste de « Venture Beat ».

Le journaliste Dean Takahashi, spécialiste de l’industrie du jeu vidéo, est devenu la risée du Web après s’être filmé en train de – très – mal jouer à Cuphead, un jeu vidéo d’adresse prévu pour fin septembre. Sa vidéo, qui a particulièrement tourné dans les sphères du GamerGate, mouvement de joueurs identitaires très critiques envers les médias grand public, a donné à voir une des faces les plus rarement abordées du jeu vidéo : son élitisme.

« C’est un phénomène qui apparaît tôt dans l’histoire de ce média, constate Vincent Berry, sociologue à Paris-XIII. Il y a eu une stratification, qui est complexe, car elle comporte à la fois la définition du bon et du mauvais jeu vidéo, comme au cinéma, ce qui est normal en termes de sociologie de la culture, mais des groupes ont commencé à imposer ce qu’étaient la bonne et la mauvaise pratique du jeu vidéo. »

« Plus fort que toi »

Que le jeu vidéo s’adresse à une catégorie triée sur le volet, l’idée existe dès les années 1990 dans la communication des entreprises du secteur. SEGA le fait savoir à travers ses publicités « SEGA, c’est plus fort que toi » : le bras de fer, l’opposition, la performance sont posés comme des jalons de la culture jeu vidéo. Peu à peu naît l’idée d’une identité propre aux passionnés de la manette – ce qu’encapsulera le fameux terme gamer, voire hardcore gamer, aux accents élitistes.

Les constructeurs ne cessent d’en jouer, surtout Microsoft, qui a imposé dans les années 2000 une image de consolier pour consommateurs exigeants, les joueurs, les vrais. C’est le lancement du « GamerTag », une carte d’identité affichant ses performances, avec les Achievements ou Succès, des défis à réaliser dans les jeux permettant d’accumuler des points, et le GamerScore, sa note totale. Sony lui prend le pas avec les Trophées, ou sa campagne PlayStation 4, « For the players ».

Bien sûr, tous les joueurs de jeu vidéo ne se définissent pas comme faisant partie d’une élite de la manette. Dès la fin des années 1990, l’animateur Marc Lacombe, dit Marcus, se montrait en train de découvrir en direct le premier niveau d’un jeu vidéo sur la chaîne Game One – avec son lot de gamelles, échecs et morts idiotes à la pelle. « On peut jouer quand même, même en étant mauvais », martelait dans un grand sourire la vedette de la chaîne. Mais l’approche décomplexée de ce pionnier des « Let’s Play », un format de découverte aujourd’hui très populaire sur YouTube, n’a pas vraiment fait école dans les cercles de passionnés les plus sélectifs.

Interdire l’accès à son monde privilégié

Au contraire, porté par l’explosion d’Internet, une sous-culture élitiste s’est formée, au point de rejaillir sur certains jeux multijoueurs. « Il y a des groupes qui imposent des pratiques, constate Vincent Berry. Par exemple, sur World of Warcraft, au début, il y avait plein de styles différents, le roleplay, les joueurs du dimanche, etc. Mais les compétiteurs ont imposé une manière de jouer et les autres types de pratique ont presque disparu. »

Des jeux comme Nintendogs, Wii Fit et désormais Candy Crush Saga ont pourtant réussi à attirer une clientèle différente : étrangère à la culture du jeu vidéo « hardcore », hostile aux pics de difficulté, et peu demandeuse de concours de talent – une production aussitôt méprisée des cercles de joueurs « purs et durs ».

« Candy Crush Saga », l’un des jeux les plus joués au monde dans les années 2010, est souvent méprisé des « gamers ».

« Il existe un groupe qui se sent très investi de la légitimité à définir ce qu’est le bon jeu vidéo et sa bonne pratique, et interdire son accès à son monde privilégié », résume Vincent Berry, qui évoque une sous-catégorie homogène, « des adolescents ou des jeunes adultes, essentiellement masculins ». Née avec la Nintendo DS et la Wii au milieu des années 2000, la mode des jeux pour joueurs occasionnels a donné naissance à l’appellation « casual », et son diminutif « casu », pour qualifier, souvent de manière péjorative, un néophyte ou un jeu jugé trop facile.

Au-delà du recours fréquent à des anglicismes ou des acronymes (RPG, FPS, gameplay, pour parler de jeux de rôle, de jeu de tir et de mécaniques de jeu), tout le vocabulaire communautaire du jeu vidéo traduit encore aujourd’hui cette valorisation de la performance. Celle-ci s’exprime de manière plus criante encore chez une sous-partie des joueurs sur ordinateur utilisant l’expression « PC Master Race », censée exprimer sur un mode racialiste vaguement ironique la supériorité des joueurs PC.

Les jeux compétitifs en ligne vont encore plus loin : d’un côté, les PGM, les « pro gamer master », ceux qui maîtrisent les jeux à la perfection, voire les skillfag, les adeptes du skillshaming, l’humiliation de ses adversaires manette en main. De l’autre, les « casu », les « n00bz », ces néophytes négligemment relégués aux marges de la culture du jeu vidéo. Alors qu’en tant que grand public, ils constituent l’essentiel de la population de joueurs.

La hantise des créateurs

Ironiquement, les créateurs eux-mêmes avouent ne pas être forcément à l’aise avec ce sentiment d’être jugé sur ses performances. Comme le relevait le journaliste Oscar Lemaire, Shigeru Miyamoto, le créateur de Mario, a déjà reconnu s’être parfois senti gêné de devoir jouer devant ses propres équipes. « Je craignais que l’on dise : “Miyamoto donne des leçons à tout le monde, mais il joue comme un pied”, ou “Ça n’est pas quelqu’un qui ne sait même pas jouer qui va m’apprendre à faire un jeu !”. »

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Cela n’empêche pas certains créateurs de repousser les limites et rendre leurs productions particulièrement exigeantes. Ces dernières années, un nom est devenu emblématique de cette tendance : Dark Souls, brillantissime série de jeux d’aventure à l’architecture aussi magistrale que leur difficulté est punitive. Leur succès d’abord critique puis commercial a lancé toute une mode de productions impitoyables pour le joueur, au point que l’expression « le Dark Souls de [insérer ici un genre de jeu] » est devenu une formule passe-partout autant qu’un gag récurrent.

La série « Dark Souls » a remis au goût du jour les aventures élitistes et punitives.

Pourtant, son créateur, Hidetaki Miyazaki, se défend d’avoir voulu promouvoir une approche élitiste du jeu vidéo. « On pense qu’il s’agit de jeux difficiles, mais ce n’est pas exactement ça. Ils s’adressent à ceux qui aiment le défi. Le message de Dark Souls, c’est de l’espoir : “N’abandonnez pas.” Ceux qui y arriveront vont vivre une expérience unique », expliquait-il au Monde en 2016. Lui-même reconnaîtra à plusieurs reprises être « mauvais » à ses propres productions. « Il faut que je vous dise : mon but, ce n’est pas de tuer le joueur. Au contraire, ce que je veux faire ressentir, c’est de l’amour. »

« Stop le skillshaming »

A la suite de l’épisode de la vidéo du journaliste Dean Takahashi, qui lui a valu des salves de critiques quant à sa légitimité, certains sur les réseaux sociaux s’inquiètent désormais ouvertement de cette posture de mépris.

On a ainsi vu des joueurs s’ouvrir de leurs limites sur Twitter : « Je ne lui jetterai pas la première pierre, car je suis certainement encore plus nul que lui » ; « Je suis passionné de JV, mais je n’y excelle pas particulièrement » ; « Lundi confession : j’ai aucun skill en jeux vidéo, je suis juste très persévérant. Stop le skillshaming », etc. Autant de témoignages rappelant que la population des joueurs ne se résume pas à celle de ses pratiquants les plus élitistes et bruyants. « Il y a beaucoup de joueurs qui jouent beaucoup, avec un haut niveau d’engagement, mais qui s’expriment peu sur les réseaux sociaux », rappelle Vincent Berry. Cet épisode a été l’occasion de le faire.

D’autant que joueurs et joueuses ont tous et toutes une expérience, des réflexes ou encore des corps différents. « Toute cette histoire me rappelle pourquoi, en tant que joueur handicapé, j’ai toujours la trouille de jouer en multi ou avec des potes », confie Sylvain, 37 ans, joueur depuis ses huit ans, mais peu à l’aise avec les jeux compétitifs et cette culture de la performance. « Splatoon est sans doute le premier jeu multi auquel j’ai régulièrement joué parce qu’il n’y avait aucun risque de se voir traiter de nul : pas de chat vocal, donc pas de risque d’insulte, de troll, chacun joue comme il l’entend et c’est tout. »

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